Tim Jackson :"A nous de changer de fournisseur de bonheur: s'épanouir dans les limites écologiques. Plus de sens, moins de choses."
Tim Jackson : « On est au bord du gouffre écologique »
L'économiste anglais Tim Jackson est un peu devenu le « gourou » des théoriciens de la fin de la croissance. Face à l'urgence écologique, il remet en cause l'idée que la croissance verte pourrait suffire. Professeur en développement durable au Centre for Environmental Strategy (CES) de l'université du Surrey, Tim Jackson a rendu en 2009 un rapport explosif au gouvernement britannique.
Le livre qui en est issu, « Prospérité sans croissance : la transition vers une économie durable », bouleverse la macro-économie traditionnelle. Traduit en français en mai dernier aux éditions de Boeck, il connaît un grand retentissement sur le net, mais assez peu dans les médias traditionnels.
Tim Jackson part d'un constat presque enfantin : « une économie en croissance constante répartie sur une planète finie ne marche pas », et propose une prospérité où seraient décuplés les investissements durables et retrouvé l'épanouissement personnel.
Un entretien à retrouver au sein du dossier « Et si la croissance ne revenait plus ? » du numéro 3 de Rue89 Le Mensuel, actuellement en kiosques.
- Comment a été accueillie votre analyse ?
Le gouvernement britannique n'a pas répondu formellement au rapport, il a simplement pris acte de ses conclusions.
Il espérait que mon livre tombe dans l'oubli, mais indirectement a dû le prendre en considération car des membres du gouvernement se sont fait interpeller à son sujet lors de conférences.
Je suis aussi entendu par certains membres de l'establishment qui, avec la crise, montrent une certaine humilité… dans le discours du moins !
- Que pensez-vous du débat sur la décroissance ?
Ce terme a été popularisé par des Français, il est plus en vogue chez vous qu'en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis.
Je propose plutôt de parler du « dilemme de la croissance » : la croissance continuelle de l'économie matérielle nous pousse de plus en plus au bord du précipice écologique. Mais la décroissance a tendance à être instable, au moins à l'intérieur du système existant car une baisse de la consommation mène au chômage et à une spirale récessionniste.
La réponse courante à ce dilemme est ce qu'on appelle le « découplage », qui consiste à faire augmenter le rendement économique en le « découplant » du rythme de la production matérielle.
Les pistes de Tim Jackson
► Partage du temps de travail.
► Et pourquoi pas revenu d'existence, rétribuant l'apport de chaque habitant à la société.
Or, l'efficacité ne suffit pas à réduire l'intensité carbone de nos économies. C'est totalement irréaliste de croire qu'on va y arriver. La seule solution est de reconnaître les limites physiques dans lesquelles nous nous trouvons, et donc de limiter la croissance.
La nouvelle théorie macro-économique que je propose nécessite de réparer le modèle existant : investir dans l'emploi, réformer les marchés financiers, remettre en cause le PIB…
- Vous appelez de vos vœux une rupture avec le « moteur de la croissance » ; quel est-il ?
Nous sommes enfermés dans une cage de fer : encouragés à dépenser de l'argent que nous n'avons pas, pour acheter des choses dont nous n'avons pas besoin, pour créer des impressions qui ne dureront pas, sur des gens qui ne nous importent pas.
On a construit le consommateur pour que le système survive, c'est ce qui est pervers. Le plus important est de créer un monde prospère où les gens s'épanouissent.
- Quel système politique faut-il mettre en place pour cela ? Pensez-vous qu'il faille rompre avec le capitalisme ?
Ça dépend ce qu'on appelle capitalisme : en termes de stock, il faut étendre le capital humain, social, naturel. Mais si l'on parle de capitalisme comme de la propriété privée des moyens de production, et des prérogatives qui en découlent, là je suis pour le limiter. Les décisions d'investissement sont essentielles pour créer le changement, et l'Etat doit y prendre une plus grande part.
- Votre discours est-il audible auprès des pays pauvres qui, eux, n'aspirent qu'à croître ?
Pour arriver à une égalité au niveau global, ce sont les pays riches, qui consomment trop de ressources sans pour autant être heureux, que se pose le défi, pas aux pauvres. D'ailleurs, les gens qui m'invitent au Brésil ou en Chine, sont très conscients de l'intérêt d'avoir un modèle de développement qui ne suive pas
Photo : extrait du film « Le Syndrome du Titanic », de Nicolas Hulot ; Tim Jackson (DR)
- son rapport est très intéressant et disponible en ligne:
On peut déduire des graphiques qu'il y présente que l'utilité du PIB pour fournir du bien-être à la population est marginalement décroissante.
C-à-dire qu'à partir d'un certain seuil du PIB (+- 10.000 $/hab en parité du pouvoir d'achat), une unité supplémentaire de PIB/habitant apporte de moins en moins d'unité de bien-être en plus. La France est +- à 35.000 $.
En gros, l'adage selon lequel l'argent ne fait pas le bonheur (au dessus d'un certain seuil) est applicable également à l'échelle de la richesse d'un pays.La croissance n'est donc plus utile au delà d'un certain seuil. C'est d'autant plus important car, comme tout le monde le sait, les ressources sont limitées. Autant laisser un peu de croissance à ceux qui sont en dessous du seuil
Mars 2010. Tout en livrant son analyse de l'après-crise économique à un Colloque des Verts au Parlement européen, Tim Jackson ne se départit pas de ses yeux rieurs. Pourtant, les premières paroles du Directeur de RESOLVE (Research group on Lifestyles, Values and Environment) n'incite pas à sourire : «Nous sommes face à un profond dilemme». Tim Jackson va tenter de le résoudre. Et l'intérêt de sa pensée est de prendre en compte toute la complexité humaine de notre modèle de croissance, sans renier celle-ci.
Le dilemme évoqué par Tim Jackson est le suivant. Nous cherchons tous à atteindre une forme de prospérité, mais notre modèle de croissance est insoutenable. Il est écologiquement destructeur. Dans une perspective de neuf milliards d'habitants à la recherche d'une qualité de vie supérieure, l'effondrement est garanti. En soi le constat n'est pas neuf.
On fait quoi alors ? D'abord, Tim Jackson balaie deux solutions régulièrement appelées à la rescousse pour remplacer ou colmater le système existant : la décroissance et le découplage.
- La décroissance n'est pas la solution.
Evoluer dans un monde en décroissance sera source d'instabilité. Selon Tim Jackson, la décroissance signifiera moins de travail. « Or dans notre capitalisme moderne, le travail est la part la plus importante de participation des gens. Elle est aussi une part de bien être, de prospérité ». Moins de croissance, c'est moins de travail, la récession qui guette, une crise non seulement économique, mais également humaine.
- Le découplage n'est pas la solution non plus.
L'idée est pourtant séduisante. Puisque le problème est la croissance insoutenable, gardons la croissance et jetons « l'insoutenabilité ». En clair, produisons de plus en plus, de mieux en mieux avec de moins en moins.
Deux types de découplages existent : le découplage absolu et le découplage relatif. Le découplage relatif pollue moins (ou sollicite moins les ressources naturelles) pour une même unité de production. Cependant, si on produit dix fois plus et qu'une unité de production pollue deux fois moins, la pollution totale engendrée sera tout de même supérieure à la situation précédente.
Le découplage absolu voit l'impact écologique diminuer alors que la production augmente, et quel que soit son augmentation. C'est ce découplage qui permettrait à un modèle économique de devenir soutenable. Séduisant, mais « je ne crois pas que ce soit possible, souligne le Directeur de RESOLVE. J'ai essayé d'y croire pendant 10 ans. Mais l'a-t-on fait, l'a-t-on jamais fait ? On n'y arrive pas. » De fait. Dans un scénario idyllique, l'humanité en croissance devrait en 2050 avoir une production globale...130 fois plus efficace qu'aujourd'hui. Au vu des maigres efforts consentis ces dernières années, la solution « découplage » n'est pas crédible, estime Tim Jackson. Formule magique recalée.
- Une solution ?
Une solution doit pourtant être trouvée. Pour lui donner un cadre de référence, Tim Jackson garde quatre critères qui paraissent des volontés communes ou des faits qui se vérifieront dans les prochaines années :
- notre société garde la croissance économique ;
- la population mondiale continue à croître ;
- une justice sociale veut que tous soient bénéficiaires de cette croissance ;
- l'activité humaine doit drastiquement réduire son impact écologique.
Le décor est posé. Manque le final...
Si Tim Jackson maintient la croissance, et donc l'investissement, celui-ci doit être aiguillé vers la sécurité énergétique, les infrastructures économes, et la protection écologique. Le rôle des pouvoirs publics sera crucial. Chaque euro investi devra non plus expulser le moins de carbone mais en absorber le plus possible !
Avancer pareille attente n'en revient-il pas à prôner le mythe technologique du découplage ? Non, car Tim Jackson par ailleurs tient compte d‘une dimension humaine incontournable : l'apparat comme statut social, un désir sans cesse renouvelé de plaire pour exister. L'investissement stimule la croissance, diminue les prix, crée la nouveauté et attise notre appétit d'achat. Nous jetons le vieux pour prendre le nouveau, nous engageons inconsciemment (ou non) une compétition à la voiture la plus rapide, aux vacances les plus ensoleillées, etc. Et là, comme le souligne Tim Jackson, « on a un problème avec notre nature humaine ».
A nous de changer de fournisseur de bonheur. A nous de « trouver une version fonctionnelle de la prospérité » qui reposerait sur une base
Cette réincarnation de notre prospérité dans des valeurs humaines et sociales aura un double effet : réussir un équilibre plus harmonieux de nos vies (notamment par rapport au travail) et réorienter la croissance vers l'investissement efficient vert, vers la transition d'une société durable (au lieu d'une course à la surconsommation). Tim Jackson reconnaît cependant que le concept de cette société reste à inventer à l'échelle macro-économique. A ce jour, aucun modèle n'a théorisé de manière satisfaisante le fonctionnement d'une société écologiquement et socialement durable, basée sur une croissance stationnaire. Le défi est à la hauteur de l'ambition.
Il n'empêche. Les perspectives proposées par le directeur de RESOLVE sont source d'espoir pour tous.
Il refuse d'ailleurs de cloisonner le débat à l'économie. « C'est une conversation à propos de morale, d'éthique, d'accès et de droits. Nos sociétés ont déjà modifié radicalement leurs perspectives, sur l'esclavagisme par exemple. Nous sommes donc capables d'un changement massif. Il faut requestionner ce qu'est l'être humain. C'est la promesse d'une nouvelle issue pour prospérer ».
Tim Jackson ponctue son intervention philosophique avec cette assertion : « L'homme n'a que deux certitudes dans la vie : la mort, et les taxes », propos appuyés par des yeux rieurs, première esquisse de bonheur.
Olivier Bailly
- Qui est Tim Jackson ?
Tim Jackson est Professeur en développement durable au « Centre for Environmental strategy » (CES) de l'Université du Surrey et est également rapporteur à la Commission Développement Durable du Gouvernement britannique. Ses recherches portent sur le comportement des consommateurs, les systèmes énergétiques durables, l'économie écologique et la philosophie de l'environnement. Au Royaume-Uni, il est l'un des pionniers du développement d'indicateurs alternatifs à la croissance économique. Depuis janvier 2003, il mène des recherches au sein du CES sur la psychologie sociale du consommateur.
Pour aller plus loin :
Jackson, Tim (2009), Prosperity without growth ? The transition to a sustainable economy, Sustainable Development Commission.
Jackson, Tim (2010), Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable. Co-édité par Etopia et De Boeck. A paraître.
Center for the Advancement of the Steady State Economy : http://steadystate.org/
Au-delà du PIB : réconcilier ce qui compte et ce que l’on compte, Isabelle Cassiers, Géraldine Thiry - UCL
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